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Le loup-garou
Partie 1
« Le problème n’était pas que je détestais la vie. C’était plutôt une sorte de découragement envers ce que les autres en faisaient. Ils l’amplifiaient, s’en saoulaient, croyant en profiter. En vrai, ils n’étaient absolument pas capables de l’apprécier dans sa vraie nature. »
Mathieu,
le loup-garou
Ce matin était un matin ordinaire. Mes yeux s’ouvrirent sur la même chambre sur laquelle ils s’ouvraient depuis vingt ans déjà. J’allais devoir me lever encore une fois et retourner à une routine depuis trop longtemps acquise. Je décidai de rester au lit encore un peu avant d’affronter ma journée. Je ne sais pas combien de temps je suis ainsi resté allongé, mais ce fut mon réveil qui me rappela à l’ordre. Sept heures sonnées. Encore et toujours. Je poussai un soupir et me forçait à rouvrir de nouveau mes yeux sur ce monde. J’éteignis mon réveil et me levai, résigné à affronter une autre journée. Le réveil était toujours un moment très difficile dans ma journée. C’était l’instant où je quittais un monde paisible et à mon image pour entrer dans le monde des autres. Ce monde-là, je n’y avais plus ma place. J’avais vainement essayé de m’y intégrer durant les premières années de ma vie, mais je m’étais rapidement rendu compte que je ne pouvais pas changer ma vrai nature pour qu’elle concorde avec celle des autres. Comme je ne pouvais pas vraiment m’isoler de ce monde ni mettre fin à mes jours, j’avais décidé de survivre en tentant d’amener ce que je pouvais à se conformer à ma vision des choses, en vivant en harmonie avec ce dont j’étais capable. Mais depuis peu, c’était devenu de plus en plus difficile.
Après m’avoir extirpé du lit, je me dirigeai vers la salle de bain en trainant les pieds. Comme à leur habitude, les robinets grincèrent lorsque je les ouvris et une eau brulante jaillit du pommeau. Je soupirai d’aisance lorsque je sentis les gouttelettes s’écraser contre mon corps. Je profitai de ce moment, alors que je pouvais toujours relaxer. Je savais qu’il n’allait pas durer. En effet, alors que je passais mon visage sous le jet d’eau, tout devint soudainement glacé. Je serrai les dents pour ne pas crier ma colère. La différence de température créait carrément de la douleur à mon épiderme. Je savais qu’il était inutile d’essayer de tourner les robinets dans l’espérance d’une autre température, de toute façon mon cauchemar matinal n’était pas terminé. Alors que je commençais à trembler de froid, l’eau redevint brulante, encore plus qu’au début. Mais cette fois, même en serrant les dents, il me fut impossible de ne pas pousser un grognement, de rage et de douleur. Je savais cette fois que ça ne durerait pas longtemps. Quelques secondes, puis de nouveau du froid. Je calculai mentalement, mille et un, mille et deux, mille et quinze, puis je soupirai. La normale. Je finis rapidement de me laver, je m’habillai puis je passai à la cuisine pour un déjeuner.
-Bon matin, dit ma mère, en ne levant même pas les yeux de son journal.
-Mm, lui répondis-je.
Elle tenait absolument à ce que je lui réponde, pour lui indiquer que je l’avais entendue. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était que mon indifférence apparente n’était pas due à une surdité (sélective ou pas), mais bien à un désintéressement total pour des banalités comme « bon matin ». Surtout que ce matin n’avait rien de bon. Il était ordinaire, pluvieux, triste, routinier et sans conversation. Je me servis des céréales que je mangeai de façon monotone, en regardant dans le vide.
-Bon matin, fit ma sœur en entrant dans la cuisine.
-Bon matin, lui répondit joyeusement ma mère.
Banalité inutile. Je sentis ma sœur s’assoir sur la chaise à côté de moi et me fixer du regard. Pour lui faire plaisir, j’arrêtai de regarder le vide et poser mon regard sur elle. Menaçant et furieux. Loin de s’en inquiéter, ma sœur rit de bon cœur et se servit à son tour des céréales. Je reconnais que pour quelqu’un qui regarderait cette scène de l’extérieur, elle paraitrait plutôt étrange. Mais pour nous, elle faisait désormais partie de la routine. Depuis quelques années, ma sœur avait pris plaisir à faire couler la toilette ou l’eau de l’évier de la deuxième salle de bain en même temps que je prenais ma douche. Je la soupçonnais même d’attendre que je sois levé pour aller aux toilettes et s’assurer que je sois ébouillanté. Au début, j’avais hurlé après elle et j’avais tout essayé pour qu’elle arrête. Mais je m’y étais résigné depuis un bon moment déjà. Après tout, j’avais compris pourquoi elle le faisait. En effet, l’action de faire changer la température de l’eau, puis mon regard meurtrier lorsqu’elle se présentait dans la salle à manger étaient désormais la seule interaction qu’on avait l’un avec l’autre. Après, je m’efforçais de l’ignorer. Ma sœur et ma mère faisaient toutes deux partie du genre de personnes duquel je tentais de me détacher. Je n’avais pas envie d’entrer dans leur mode de vie ou leurs discussions inutiles. Discussions qui commençaient d’ailleurs tout de suite après que j’eus montré mon agacement à ma sœur. Elle et ma mère ne cesseraient de parler que lorsqu’elles partiraient pour leur journée. J’avais souvent l’impression qu’elles jacassaient incessamment et je ne comprenais pas comment elles pouvaient toujours avoir quelque chose à se dire. Pendant qu’elles parlaient, je tentais de fermer mes oreilles au monde extérieur. Je décidai d’essayer de me souvenir des notes exactes du morceau de guitare que j’avais composé hier. Évasion dans la musique. On peut penser que c’est une solution facile, mais c’était la seule chose qui me permettait de vraiment m’évader et d’oublier tout le reste, du moins pour un moment.
Mon déjeuner étant terminé, je me laissai aller contre le dossier de ma chaise, je fermai les yeux et réécoutai dans mes pensées les pièces que j’avais jouées la veille. Ce ne fut qu’à retardement que je me rendis compte que les membres féminins de ma famille avaient cessé de placoter. Ma sœur avait enfilé son manteau et ses souliers et s’apprêtait à partir à l’école.
-Tu devrais y aller aussi mon trésor.
J’ouvris les yeux et regardai ma mère. Elle avait posé sa main sur mon bras, pour attirer mon attention probablement. Je soupirai une fois de plus et me levai de table. J’enfilai à mon tour manteau et bottines et sortis de chez moi sans un regard en arrière. Ma maison n’avait jamais vraiment été un chez-soi pour moi, mais il y avait quand même une séparation radicale entre cet endroit et tout le reste du monde. Peut-être était-ce parce que j’y étais vraiment habitué et que je ne prêtais plus attention aux aberrations du genre humain entre les murs de cette maison. Mais à l’extérieur, c’était différent. Même lorsque je marchais tranquillement vers l’arrêt d’autobus, comme présentement, je ne pouvais m’empêcher de trouver le genre humain plutôt triste et pathétique. Par exemple, monsieur le troisième voisin de droite. Cet homme perdait un temps incroyable à passer la tondeuse, augmentant le niveau sonore du quartier de plusieurs décibels. Il prenait la peine d’étendre de l’engrais, puis s’acharnait à essayer de tuer les « mauvaises » herbes et de limiter la hauteur de la bonne. Tout ça pour avoir un petit coin de nature chez lui. Personnellement, je n’ai jamais rien trouvé de naturel à un bout de terrain presque artificiel. Heureusement pour moi, monsieur le troisième voisin de droite avait compris depuis longtemps mon déplaisir à la conversation futile. Après quelques bonjours, puis quelques hochements polis, tous restés sans réponse, il avait abandonné et feignait désormais l’ignorance. De toute façon, au plus profond de lui-même, il se fichait autant de moi que moi de lui. C’était une chose qui me décourageait vraiment dans l’être humain : l’hypocrisie. Faire semblant de s’intéresser à l’autre alors qu’au fond, on n’en a rien à foutre.
Après quelques minutes de marche, je m’arrêtai à mon arrêt d’autobus. Le temps semblait passer lentement. En fait, c’était toujours assez long lorsque j’attendais l’autobus. J’avais beau partir juste à temps pour le rattraper, j’avais quand même l’impression de l’attendre pendant des heures. Je piétinai un peu sur place pour me dégourdir les jambes. Je regardais les voitures passer rapidement devant l’arrêt. Personne ne semblait se soucier du bruit et de l’odeur qu’elles dégageaient. Ça me faisait parfois tourner la tête. J’essayais souvent de ne pas y penser, mais c’était surtout le nombre de voitures qui dérangeait mes esprits. Comment autant de personnes pouvaient-elles être égoïstes au point de préférer leur confort personnel à la santé et à la tranquillité de tous les autres autour d’eux. Encore si ces voitures étaient essentielles… mais elles ne l’étaient pas. Il y avait tant d’alternatives en ville. D’un autre côté, je devais admettre que l’autobus n’était pas ce qu’il y avait de plus agréable. Bien qu’il soit parfois amusant d’être entouré de gens tous plus étranges et perturbés les uns que les autres, j’avais parfois l’impression que ces gens entraient dans ma bulle. Il existe une proximité dans l’autobus dont je me passerais bien la plupart du temps. Et bien sûr, ce n’est pas toujours plaisant de voir les visages blasés des gens qui vont au travail sans en avoir vraiment envie. Tout ça pour gagner l’argent nécessaire à maintenir un rythme de vie qui ne leur convient pas forcément, mais auquel il est facile de s’adapter.
Dans l’autobus, on voit beaucoup de personnes qui baillent, qui s’emmerdent, qui discutent à voix haute au téléphone ou qui écoutent de la musique. Et ça, il y en a vraiment beaucoup. Tous ces gens s’enferment dans leur monde de musique commerciale, réécoutant cent fois les mêmes textes vides de sens. C’est dans l’autobus que l’asocialité des gens se révèle sous son vrai jour. Personne ne se parle, tout le monde s’ignore, et tout le monde en est satisfait. Le plus ironique dans tout ça, c’est que les gens me trouvent parfois étrange, même s’ils font les mêmes choses que moi, mais de façon inconsciente. Comme si j’étais bizarre parce que j’étais le seul qui avait conscience de ce que je faisais.
Pour continuer de la même façon qu’au déjeuner, je m’isolai mentalement des autres, préférant penser à la musique qu’au genre humain. Malgré ce petit jeu habituel, je ne pouvais jamais complètement oublier les cahots de la route, le vrombissement du moteur ou les ding insupportables qui commandaient au chauffeur de s’arrêter au prochain arrêt. Il fallait aussi compter sur les odeurs. Du relent de vieille sueur du type qui a oublié de se laver à la senteur pestilentielle de la dame âgée aillant mis trop de parfum bon marché, toutes ces sources olfactives arrivaient dans mon nez comme autant d’armes de destruction massive, me privant de la jouissance des odeurs douces et subtiles. L’ouïe, le toucher et l’odorat. Les sens dont j’étais incapable de me soustraire dans l’autobus. Mais je n’avais pas le choix. Je devais me rendre à l’école. Par conformité ou par intérêt, tout dépendait de mon humeur du moment. Et je devais avouer que cette journée-là, j’y allais plus par habitude. Au bout d’une quinzaine de minutes, l’autobus s’arrêta enfin devant mon université.
Des milliers d’étudiants, sacs au dos ou à l’épaule, marchaient silencieusement vers les différents pavillons. En effet, il est une norme dans les universités qui dit qu’il faut diviser les différentes disciplines dans des bâtiments séparés. Division des savoirs qui reflète la division des esprits scientifiques. Je marchai moi-même vers le plus gros des bâtiments, y entrai et marchai lentement vers l’amphithéâtre où se déroulait mon cours. Contrairement au dehors, les gens discutaient entre eux à l’intérieur. Comme si le fait d’être entouré de murs solides amenait les gens à recommencer les discussions futiles et inutiles. Je m’assis à une table, silencieux, en attendant que le cours commence. Certains étudiants autour de moi avaient à la main un café ou une boisson énergisante, croyant sûrement avoir trouvé là la source de l’attention qu’ils porteraient durant les trois prochaines heures. D’autres avaient des plats de légumes, suivant le modèle « santé » qu’on leur publicisait ces dernières années. Ces personnes semblaient toutes avoir un ami, ou plusieurs, avec lequel ils échangeaient des informations sur ce qu’ils avaient fait durant la fin de semaine ou la veille avec d’autres de leurs amis. Je n’arrivais pas à comprendre si ce genre de discussion intéressait vraiment les personnes concernées ou si elles n’y prenaient part que pour raconter ensuite leurs propres péripéties. Pour leur donner de l’importance, pour qu’elles paraissent mieux que ce qu’elles étaient vraiment. C’était encore une fois, à mon avis, une question de paraitre, rien à voir avec ce que la personne ressentait vraiment au profond d’elle-même.
Au bout de quelques minutes, monsieur l’enseignant daigna entrer dans l’amphithéâtre pour donner son cours. Ces enseignants possédaient un certain savoir, je dois l’avouer. Parfois, j’en étais assez impressionné et je me disais qu’il serait bon d’arriver à ce niveau de connaissance. D’autres fois, l’enseignant ne semblait que recracher de la théorie futile à laquelle j’avais souvent envie de répliquer. J’avais déjà essayé de le faire, mais je savais depuis longtemps qu’il ne valait pas la peine de discuter sciences avec un membre d’une communauté scientifique autre que celle à laquelle on appartient, on se fait alors regarder de haut et affirmer que ce qu’on dit n’a rien de scientifique. Galère dans le monde des grands penseurs. L’acceptation d’une théorie ne devrait pourtant pas automatiquement réfuter toutes les autres. Mais ces gens-là voulaient surtout nous transmettre des « connaissances » et non pas nous aider à apprendre par nous-mêmes et à réfléchir véritablement.
Heureusement, le cours que je suivais à ce moment était agréablement profitable à mon cheminement intellectuel. Cependant, cet enseignant que je commençais à admirer prononça les mots qui allaient changer drastiquement ma vie :
-Comme je vous en avais parlé la semaine dernière, je vous ai placés en équipes pour le travail de session à remettre dans deux mois. Pour ceux qui sont allés voir, la liste est disponible en ligne. Vous pourrez toujours la consulter à l’avant lors de la pause, j’en ai fait imprimer une copie. Je vous conseille de vous y mettre bientôt, c’est un travail assez complexe et qui vous demandera beaucoup de temps.
Ce n’était pas le genre de paroles que j’aimais entendre d’habitude. Je devrais ainsi me placer avec quelqu’un que je ne connaissais pas et, vu ma chance, cette personne aurait certainement un mode de penser étroit. Je poussai un long soupir. C’était inutile, je l’admets, mais ça me permettait d’évacuer certaines frustrations.
-C’est bien toi Mathieu ?
Une voix féminine s’était fait entendre quelque part à ma gauche. Je sortis de mes sombres pensées et portai mon attention sur la source de cette voix. Sa propriétaire était une jeune femme, évidemment, qui m’observait avec un regard interrogateur. Je me surpris à songer qu’elle était plutôt jolie dans son genre. En effet, loin de refléter l’image de la femme parfaite que la société tentait d’imposer, elle était humblement vêtue et n’avait rien ajouté à son apparence pour la faire paraitre plus belle. J’avais toujours eu l’impression que ce genre de personne était plus honnête que les autres. Mais il ne fallait pas toujours se fier aux apparences.
-Oui, c’est moi, lui répondis-je en fronçant légèrement les sourcils.
Étrangement, je me rendis compte que c’était les premiers mots que je prononçais depuis plusieurs jours déjà, si on exclut les monosyllabes que j’émettais à l’endroit de ma mère.
-Bonjour, je suis Joannie. Nous sommes dans la même équipe pour le travail de session.
Normalement, j’aurais essayé de taire ainsi la conversation. De toute façon, elle était terminée. Le but de ces trois phrases était de faire connaissance, c’était fait. Je pris donc mon air de celui qui avait compris et qui avait envie qu’on le laisse tranquille. Mais cette fille, Joannie, ne semblait pas vraiment de mon avis. Loin d’être rebutée par mon air désintéressé, elle me fit un splendide sourire et s’invita à s’assoir à mes côtés.
Au lieu d’entamer une conversation que je redoutais, elle resta silencieusement assise jusqu’à la fin du cours. Sérieuse, elle notait tout ce que l’enseignant disait. Elle prenait même la peine d’écrire des commentaires de son cru dans les marges. Des choses à vérifier, des questions à répondre ou des problèmes à résoudre. Elle devait assurément avoir une excellente capacité de réflexion pour arriver à penser à autant de choses à la fois. Moi-même, je devais souvent me contenter de noter ce qui était dit, n’ayant pas le temps d’en écrire plus. Je me laissai déconcentrer pour tenter de l’observer, laissant mes sens aller librement afin de découvrir cette personne, qui commençait étonnamment à m’intéresser. J’entendais sa respiration, douce, profonde, lente. Son stylo glissait délicatement sur sa feuille de papier, sans jamais s’arrêter. Son regard, essentiellement fixé sur sa feuille, se levait de temps en temps pour voir les images qu’on nous projetait à l’écran. Il y restait une fraction de seconde, puis retournait sur sa feuille de notes. Je me surpris en découvrant que j’étais capable de sentir son odeur, aussi subtile qu’elle était. Ce n’était pas quelque chose de désagréable, loin de là. Ça m’évoquait le propre, le naturel, la vie. Il y avait sûrement d’autres personnes avec de telles odeurs, mais c’était la toute première fois que je prenais le temps de le sentir. Je me rendis compte que la présence de cette jeune femme m’apaisait, je me sentais serin en sa compagnie. Pour la première fois de ma vie, j’avais envie de connaitre quelqu’un. Ça m’intéressait vraiment. Pourquoi ? Je ne pouvais pas l’expliquer.
Après un certain temps à l’observer ainsi, je me rendis compte que j’avais probablement manqué une bonne demi-heure de cours. Je me forçai à me concentrer sur ce que disait l’enseignant et je crois que je réussis passablement bien dans ces circonstances.
En poussant la porte de la maison de ma mère, je l’entendis demander :
-Tu as passé une belle journée ?
-Mm, me contentai-je encore une fois de lui répondre.
C’était pourtant une question que je me posais moi-même. Pour la première fois depuis longtemps, je pouvais effectivement dire que j’avais passé une belle journée. Après le cours, Joannie m’avait invité à discuter du travail avec elle. Comme je m’y attendais, elle avait une intelligence vive et elle était parfaitement capable de rester concentrée sur le sujet de la conversation plutôt que de divaguer vers des paroles inutiles. On avait parlé durant deux heures du travail, choisissant le sujet et la façon dont nous allions effectuer les recherches. Nous avions commencé à nous répartir les différentes tâches, puis nous nous étions donné rendez-vous la semaine suivante pour partager nos idées et commencer plus sérieusement le travail. Ce qui m’étonnait le plus dans cette personne, c’était qu’elle pouvait parler de sujet très sérieux et garder sa bonne humeur. Tout le long de la rencontre, elle avait gardé un superbe sourire sur ses lèvres et avait été d’une gentillesse et d’une honnêteté auxquelles je n’étais pas du tout habitué.
D’une certaine façon, je craignais la semaine qui allait suivre. Je devrais endurer une routine toute ordinaire, côtoyer des gens sans conversation et un monde qui était rempli de paradoxes auxquels je refusais de m’adapter. Le seul point positif était qu’au bout de cette semaine, je reverrai Joannie. J’avais enfin quelque chose dans ma vie que je pouvais attendre avec impatience.
Fin de l’histoire.
Partie 2
Vous y avez cru ? Sérieusement, ça aurait été trop beau de finir ainsi. J’ai quand même vécu durant un certain temps les meilleurs moments de ma courte existence. J’avais l’impression d’avoir trouvé mon égale. Sans être aussi cynique que je pouvais l’être, elle pouvait poser un regard nouveau sur son monde. Elle réfléchissait, elle questionnait, elle profitait de ce qui lui était offert, sans chercher plus. Elle était douce et agréable avec tout le monde, sans jamais tomber dans la naïveté. Elle vivait tout simplement.
Je compris à ses côtés les raisons pour lesquelles les gens aimaient discuter. Je compris qu’il était possible d’être écouté et compris par quelqu’un d’autre. Avec une réelle compréhension et sans préjugés. Nos premières rencontres avaient certes tourné autour du travail qu’on avait à faire, mais elles étaient de plus en plus amicales plutôt que professionnelles. Après un certain temps, on a même commencé à se rencontrer juste pour le plaisir. Je lui ai montré quelques morceaux de guitare que j’avais composés. Sa réponse m’a agréablement surpris : je ne croyais pas qu’une personne était capable d’une telle écoute. En la voyant, je constatais qu’elle pouvait comprendre parfaitement les sentiments qui m’avaient animés lorsque j’avais composé ces pièces.
Je les lui avais jouées un jour qu’elle était venue chez moi (ma mère n’en croyait pas ses yeux). Elle était restée silencieuse, figée comme une statue durant tout le temps que je jouais, fermant parfois les yeux pour mieux s’imprégner de la musique. Elle me rappelait moi-même lorsque j’essayais de me soustraire au monde. Plutôt que de dire un « Wow, c’était bon », qui aurait paru plutôt hypocrite, elle était restée silencieuse pendant plusieurs minutes après que j’eus arrêté. Comme pour ne pas briser le sentiment qui restait dans l’air suite à ma dernière note. Elle n’en avait même pas glissé un mot par la suite, mais je savais très bien qu’elle avait tout compris.
Joannie m’apporta aussi beaucoup. Elle me montra de nombreuses choses sur les gens qui nous entouraient. Elle me montra à essayer de comprendre les raisons profondes qui faisaient que les gens se définissaient d’une certaine manière plutôt que seulement désapprouver ce qu’ils faisaient. Je pris ainsi l’habitude de cesser de juger les gens. Je ne changeai pas ma façon de vivre, mais j’arrêtai quelque peu de la comparer à celle des autres.
Nous n’étions pas proches comme deux meilleurs amis pouvaient l’être. Nous n’étions pas comme les deux doigts d’une main. Mais les moments passés ensemble étaient très agréables et profitables pour les deux.
Ce rêve idyllique dura quelques semaines. Enfin, je crois. À vrai dire, je perdis la notion du temps et de l’espace tout le temps que dura mon amitié avec Joannie. Le monde s’était-il rempli de pouliches et d’arcs-en-ciel ? Pas vraiment. Je n’y trouvais toujours pas ma place, mais cette fois je pouvais l’exprimer à quelqu’un.
Comme vous avez pu remarquer dans ces dernières phrases, ce moment de ma vie ne dura pas. L’événement qui en débuta la chute se présenta sous la forme d’un cognement à ma porte, tard lors d’une soirée de novembre.
J’étais paisiblement installé dans ma chambre lorsque ma sœur entra, l’air grave.
-Matt, me dit-elle, Joannie te demande à l’entrée.
D’abord, je trouvai étrange que Joannie passe me voir ce soir-là. On n’avait pas prévu de se voir et d’habitude elle sait que j’étudie beaucoup le soir. Je me dirigeai donc vers la porte d’entrée et vis mon amie, complètement détruite, qui pleurait à chaudes larmes, incapable de s’arrêter. Oubliant mon côté asocial, mon instinct m’ordonna de la prendre dans mes bras. Je ne l’avais jamais vu en peine. Certes, elle ne souriait pas constamment, comme j’avais cru au début, mais elle était de nature très positive et je ne croyais pas que quoi que ce soit puisse l’affecter au point de la faire pleurer. De toute évidence, j’avais eu tort. Dans mes bras, son impuissance s’amplifia au point qu’elle éclata en sanglots. Elle se laissa aller contre moi, oubliant tout le reste. Je savais que ma mère et ma sœur nous observaient du coin de l’œil. Par pudeur pour elle, je conduis donc mon amie vers ma chambre, lui offrant un refuge où elle pourrait laisser aller sa peine sans crainte de se faire juger.
La porte de ma chambre se referma donc sur nous, nous isolant des regards et des oreilles indiscrètes. Je n’étais pas sûr qu’elle fût consciente de s’être déplacée, mais elle sentit certainement l’impression de sanctuaire que lui offrait cette pièce. S’accrochant à mon corps, elle laissa aller sa peine de plus belle, pleurant sans s’arrêter, sans réfléchir, sans gêne. De lourds sanglots parcouraient régulièrement son corps et je sentais qu’elle se retenait d’hurler son désespoir. Je la tenais contre moi, impuissant. Je n’étais qu’un support sur lequel elle déchainait ses pleurs. Je tentai, sans grand succès probablement, de lui faire comprendre ma solidarité. Je lui caressais le dos, les cheveux. Je respirais doucement, lentement, l’invitant à faire de même, pour l’aider à se calmer. Après un moment, je réalisai que quelques larmes coulaient de mes propres yeux. Mon besoin de la réconforter était plus fort que tout ce que j’avais ressenti jusqu’alors.
Je ne peux pas dire exactement combien de temps nous somme restés ainsi, immobiles, l’un contre l’autre. La seule chose dont j’étais certain, c’était que Joannie finit par se calmer. Sans que je sache comment c’était arrivé, je me rendis compte qu’elle ne pleurait plus. Sa respiration suivait désormais la mienne, lentement. Sans dire un mot, je la poussai vers mon lit. Elle s’y coucha sans même penser à faire autre chose. Après avoir pleuré comme elle venait de le faire, n’importe quel être humain serait épuisé. Et elle n’était pas une exception. Je la laissai s’installer dans mon lit, puis je la bordai. Avant de retourner à mes devoirs, je m’assis à ses côtés et laissai mon regard aller sur elle. Elle paraissait plus détendue, plus paisible que je ne l’avais vue depuis longtemps. J’avançai ma main vers son visage et le caressai. Il était encore humide de larmes, mais ne laissait plus paraitre tous les soucis que j’y avais vu plus tôt dans la soirée. Je me penchai pour déposer un baiser sur son front, doucement. Au moment où j’allais me lever, elle bougea enfin. Elle retint mon bras et tira légèrement dessus. Je me laissai approcher d’elle, j’avais l’impression qu’elle voulait dire quelque chose, mais qu’elle était incapable de parler. À cet instant, nos visages étaient très près l’un de l’autre. À l’instant suivant, on s’embrassait. Légèrement. Ce moment sembla durer une éternité, mais passa en une fraction de seconde. Au moment de nous séparer, je perçus un faible sourire au coin de ses lèvres. À peine perceptible. Je souris à mon tour, puis la laissai dormir tranquille.
Durant le reste de la soirée, je tentai de terminer mes devoirs. J’eus de grandes difficultés à me concentrer, je dois l’admettre. J’étais partagé entre un sentiment de bonheur et de détresse. J’étais vraiment heureux qu’elle soit venue me voir lorsqu’elle avait eu besoin d’aide. J’étais flatté de la confiance qu’elle avait en moi. J’étais aussi grandement satisfait, avouons-le, qu’elle m’ait embrassé. Je la croyais trop parfaite pour moi, et voilà maintenant qu’elle m’avait clairement fait comprendre que je comptais pour elle.
D’un autre côté, elle avait pleuré, et beaucoup. Le soutien et la fatigue aidant, elle avait réussi à arrêter. Mais la source de sa détresse n’était certainement pas disparue pour autant. Elle reviendrait la hanter sitôt qu’elle aurait quitté le pays des rêves. Qu’est-ce qui avait bien pu la mettre dans un tel état ? Je n’osais pas imaginer ce qui pouvait créer autant de peine à un être comme elle. Je me jurai de tout faire mon possible pour ne plus qu’elle ait à vivre un tel désespoir.
Après quelques heures passées entre mes réflexions et mes devoirs, je sentis le sommeil me rattraper. Suivant mon instinct, je décidai de me glisser sous les draps et de dormir en compagnie de Joannie. Comme je l’avais fait plus tôt dans la soirée, je la serrai contre moi. Je profitai de ce moment pour apprécier sa présence, m’en imprégner, m’en saouler. J’inspirai profondément, son odeur stimula mes nerfs olfactifs, créant une réponse agréable au niveau de mon cerveau. Elle sentait toujours la vie comme je l’avais remarqué au début, mais cette fois était mélangée une forte odeur de tristesse, de larmes, de colère et d’impuissance. Si vous vous dites que les sentiments n’ont pas d’odeurs, c’est que vous ne vous y êtes jamais arrêtés. C’est avec le nez qu’on peut connaitre l’état sentimental d’une autre personne, les yeux et les oreilles ne font que nous jouer des tours. Il est quand même acceptable de profiter des signaux que ces autres sens nous envoient. J’entendais ainsi le souffle léger de mon amie et je sentais sa douce chaleur réchauffer le lit. Contre mon torse, je sentais sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration. Je sentais même parfois que je pouvais l’entendre rêver. Je m’endormis ainsi paisiblement et je dormis mieux que je ne l’avais fait dans toute ma vie.
Lorsque je me réveillai le lendemain matin, Joannie s’était glissée hors du lit et s’apprêtait à partir.
-Je dois y aller, me dit-elle. Il faut que je passe par chez moi avant d’aller à l’école.
Encore à moitié endormi, je la suivis donc jusqu’à la porte, la serrai une dernière fois contre moi et la lassai partir. Je remarquai que ma sœur était déjà levée et qu’elles m’observaient, elle et ma mère, depuis la cuisine. Lorsqu’elles virent que je les avais remarquées, elles me firent un énorme sourire, se voulant très complice probablement. Je ne pus retenir les coins de mes propres lèvres, qui se levèrent légèrement alors que je prenais le chemin de la salle de bain, et de la douche évidemment.
À ce moment du récit, on pourrait penser que la soirée que je venais de passer n’était pas un événement qui pourrait détruire toute cette impression de bonheur que j’avais cru avoir. Mais c’est sans compter le deuxième événement. Celui qui acheva de démolir tout ce que j’avais bâti dans les derniers mois.
La veille m’avait laissé avec une importante question : qu’est-ce qui avait affecté Joannie au point de la faire pleurer ? La réponse vint d’elle-même le lendemain. On avait pris l’habitude elle et moi de se rejoindre à l’entrée de l’amphithéâtre lorsqu’on avait des cours en commun. Me sentant de bonne humeur, j’étais arrivé en avance et j’étais loin de m’attendre à ce qu’elle soit arrivée plus tôt elle-aussi. Je fus donc surpris de l’apercevoir au bout du corridor. Je fus encore plus surpris lorsque je vis un homme avec elle. Je savais qu’elle avait des amis qu’elle voyait régulièrement, mais ça n’avait jamais été un de nos sujets de discussion. En effet, lorsqu’on était ensemble, on préférait échanger plutôt que de relater des événements passés qui n’impliquait que l’un de nous. Je me dis donc qu’elle avait encore besoin de soutien et qu’elle était allée le chercher avec d’autres personnes. Rien de grave jusque là.
Mais c’est en voyant les traits de son visage se durcir, en entendant sa voix porter jusqu’à moi, en sentant sa posture raide, que je sus que quelque chose clochait. L’homme lui répliqua des mots que je n’entendis pas. Il la prit par les épaules, la secoua un peu. Essaya de la retenir. Et elle, elle avait recommencé à pleurer. Elle essayait de se dégager, de le frapper. Il retint ses poignets, la força à s’approcher de lui. Ne sentant pas ses paroles faire effets, il se pencha et l’embrassa. Douloureusement.
J’avais continué d’avancer tout au long de l’échange, ressentant à la fois de la colère et de la rage à la vue de cet homme stupide qui brutalisait carrément mon amie. Je sentais l’adrénaline qui commençait à m’embrouiller les esprits. J’avais envie de lui faire comprendre qu’il n’était pas le bienvenu, qu’il ne pouvait pas se permettre d’agir ainsi. Et je me disais en même temps que Joannie était probablement capable de lui faire comprendre ces choses elle-même.
Alors qu’il tenait toujours fermement sa bouche contre la sienne, elle se débattait, tentant de s’échapper de son emprise. Puis soudainement, elle abandonna. Elle se laissa envahir, elle se laissa posséder, elle se laissa embrasser par cet homme qu’elle rejetait un instant avant. Non seulement elle ne se contentait pas de se laisser faire, elle sembla y prendre un certain plaisir. C’était cruel à voir. Un baiser et des larmes. J’eus une hésitation dans ma marche en la voyant faire. Que désirait-elle réellement ? Avais-je raison de vouloir intervenir ?
Puis, le chaos s’abattit sur mon être. Je réalisai du même coup que cet homme était probablement la source de toute la détresse qui avait déferlé sur Joannie la veille et qu’il serait un obstacle inévitable au maintien de mon amitié, ou de mon amour, avec elle. Je cessai immédiatement de réfléchir. Je sentis une seconde poussée d’adrénaline, plus forte, qui acheva de soustraire mon corps aux stimuli extérieurs. Je ne voyais plus que lui. Je ne sentais plus que lui.
Je sentais mon corps marcher à grands pas vers cet homme que je ne connaissais pas. Subjugué par le corps de femme qu’il tenait entre ses bras, il ne me vit jamais arriver. À ce moment, je ne crois pas que j’aurais pu avoir un contrôle sur mon corps. Je vis mon bras se lever et mon poing s’écraser contre la mâchoire de l’homme. Il lâcha subitement la femme, qui tomba sur le sol. Mon poing refit le même mouvement s’écrasant avec encore plus de force que précédemment. Le temps qu’elle réalise ce qui se passait, la femme resta bouche bée. Puis elle cria. Je ne sus jamais ce qu’elle avait crié, je n’entendais plus rien.
L’homme, passablement sonné, resta figé quelques instants. Juste assez longtemps pour voir mon poing surgir une troisième fois. Les coups devaient être douloureux. J’en ressentais une partie dans ma chair. Comme une onde de choc qui montait le long de mon bras pour venir se loger dans mon cœur, lui donnant encore plus de force. Après ce coup, l’homme commença à réagir. Il leva le bras pour essayer de bloquer les coups qui, nous le savions tous deux, continueraient de pleuvoir. C’est ainsi que j’assainis les coups suivants. Que je ne contai pas.
Je sentais sa chair, ses os, ses muscles se plaindre et souffrir sous mes assauts. Après un temps, je frappai son nez, qui se rompit sous le choc. Évidemment, son visage fut aspergé de sang. Et mes poings aussi. La vue du sang sembla me donner encore plus d’énergie, j’avais un désir réel de faire ressortir toute la rage qui m’envahissait.
Je crus entendre mon nom au loin. Mais je ne l’entendais pas. Quel était-il d’ailleurs ? Je ne me souvenais plus. Je sentis qu’on tentait de me retenir, de m’éloigner, mais mon corps ne m’appartenait plus. Il était dévoué à une cause : la destruction de l’objet ayant causé ma rage. Devant moi, l’homme continuait de se débattre et je continuais de frapper. Son visage n’avait plus rien de réel. Il exprimait l’image même de la souffrance. Mon être jouissait de pouvoir ainsi défouler toute la colère que j’avais. Contre lui, mais contre l’univers entier aussi.
Je continuais de frapper, sans jamais faiblir, sans jamais être rassasié, sans jamais arrêter. J’étais dans une transe, je vivais ce moment comme s’il était le plus important de mon existence, comme s’il en était la finalité. Jouissif, je l’ai déjà dit.
Ce n’est pas ma propre volonté qui m’arrêta, mais la force brute d’une autre personne. Un gardien de sécurité peut-être. Il parvint à m’éloigner de ma victime et m’immobilisa. Je sentis cette rage meurtrière quitter lentement mon corps. Mes sens redevinrent normaux et je pus observer qu’il y avait une réelle foule qui m’entourait. Au milieu d’elle, je vis Joannie, elle s’était cachée derrière un visage neutre, plus facile pour fuir la situation. Son expression paraissait différente de celle des autres personnes qui avaient assisté au combat. Je les observai.
Je vis la peur, l’incompréhension, la détresse, l’horreur. Tous ces sentiments en même temps sur tous les visages qui m’entouraient.
On me nomma, on me jugea, on me condamna.
Animal, inhumain, inadapté à la société, éloigné d’elle à jamais.